Kamel Daoud,Babel (Actes Sud)
J’ai aimé ce livre étrange et dérangeant …
Quoique je n’ai jamais
aimé L’étranger, cet étranger qui justement a nom Meursault…
Ni non plus parce que je ne l’ai pas aimé…
Je ne l’ai jamais aimé parce
qu’incapable quand je l’ai lu d’accepter ce scandale de l’absurde, dont la
Peste m’a guérie et soignée, parce que même son écriture me choquait, ce
« je » absent et vide, alors que celle de La Peste m’enchantait de
simplicité et de poésie.
Je aime ce récit de Kamel
Daoud pour l’idée créative de nommer le sans nom tué par Meursault :
« L’Arabe », mort, parce que le soleil écrasait la plage ! C’est
une entreprise remarquable dont tous les lecteurs rêvent : achever une
histoire inachevée ou mal terminée.
Tous les lecteurs je n’en suis
pas sûre. Mais moi, oui !
Ce livre donne un nom à l’Arabe, Moussa, il lui donne un frère investi de la
tâche absurde autant que sa mort, de le venger , d’enquêter sur les circonstances
, de retrouver son corps même englouti dans la non -existence, le rendre à son
tombeau vide.
Un frère dévoré parce cette tâche, possédé par
la mère qui l’investit totalement dans cette mission.
Ce livre raconte la quête
vaine et absurde des indices de ce meurtre pour redonner une existence à cet Arabe
tué par Meursault parce qu’il faisait chaud, pour témoigner de ce meurtre sans
corps …
ET au frère de Moussa,
pour qu’il conte cette vaine quête, il donne
une langue.
Celle-là même de son meurtrier, ou de celui qui est son
auteur : son instigateur en fait, celui qui l‘inspire, qui l’investit de
son pouvoir, son « auctor » l
Et c’est cette langue-là que
j’aime qui m’a fait continuer, page après page, à lire…
Car ce n’est pas en fait la tension dramatique conduisant au dénouement,
ce dénouement comme celui de L’étranger porte
en lui une absurdité immense …
Le Roumi tué par le frère de Moussa
n’est pas plus responsable que n’importe quel colon, n’est même pas responsable
en tant que colon…
Et son meurtre exécuté après l’Indépendance,
exécuté trop tard, à contretemps, ne se
produit pas quand il faut pour venger le meurtre de Meursault : il n’a pas
de sens !
Ce qui m’a bouleversée, c’est l’extraordinaire
beauté, sobre, précise, lumineuse, de la langue du conteur, la nôtre, par lui
reconstruite et faite sienne….
C’est la beauté de cette langue qui fait exister cette œuvre, qui donne à
Moussa, « L’Arabe », à son frère, et à son auteur, la force de
l’évidence…
« Je
veux dire que c’est une histoire qui remonte à plus d’un demi-siècle. Elle a eu
lieu et on en a beaucoup parlé. Les gens en parlent encore, mais n’évoquent
qu’un seul mort sans honte vois-tu, alors qu’il y en avait deux, de morts. Oui,
deux. La raison de cette omission ? Le premier savait raconter, au point
qu’il a réussi à faire oublier son crime , alors que le second était un pauvre illettré
que Dieu a créé uniquement, semble-t-il, pour qu’il reçoive une balle et
retourne à la poussière, un anonyme qui n’a même pas eu le temps d’avoir un
prénom.[…]
C’est d’ailleurs pour
cette raison que j’ai appris à parler cette langue et à l’écrire , pour parler
à la place d’un mort, continuer un peu ses phrases. Le meurtrier est devenu célèbre
et son histoire est trop bien écrite
pour que j’aie dans l’idée de l’imiter. C’était sa langue à lui. C’est pourquoi
je vais faire ce qu’on a fait dans ce pays après son indépendance : prendre
une à une les pierres des anciennes maisons des colons et en faire une maison à
moi, une langue à moi. Les mots du meurtrier et ses expressions sont mon bien vacant.
Kamel
Daoud, Mersault, contre-enquête
Babel
p 12
Merci à Kamel Daoud
d’avoir écrit cette poignante histoire…
Merci d’avoir choisi
pour bien vacant cette langue que
j’aime TANT…
PS :
J’ai vu l’interview de Kamel Daoud à La grande librairie
Sobre, précis, sans concession, parler juste …un écrivain … !!!
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