mercredi 20 août 2014

Richard Galliano, Michel Portal, Enrique Ponce…le poids du talent…



Enrique Ponce
Une arène comble , sous un ciel incertain partagé entre soleil lumineux et cumulus boursouflés …
Incertain et partagé le public l’est aussi…Enrique Ponce est l’idole de cette arène et donc beaucoup d’aficionados avertis expriment mezzo voce quelques réserves, les taureaux choisis nobles, allègres , et plus braves que dangereux, la marque indélébile de la grave blessure qu’il a subie et après laquelle il ne fut plus jamais le même…
Pour nous, pour ma Nad , pour moi, de réticences point ! Nous l’avons tant aimé, tant vibré à ses faenas que nous lui gardons une foi  absolue, celle de pouvoir  «  changer le plomb en or », comme l’avait écrit un chroniqueur taurin , à l’issue de cette échappée magique et automnale où nous fîmes toutes les deux –souvenir si délicieux que presque douloureux- le voyage dans la journée pour aller le voir toréer dans les sublimes arènes de Nîmes…
Mais cette attente est mêlée d’une grande anxiété... Les aléas qui  composent une corrida, les blessures,  l’âge qui vient , le souvenir de quelques « rencontres » ternes, insinuent le doute , la crainte que toute cette ferveur , cette attente de  foule exaltée ne soit déçues, se tournent en déception des inconditionnels et  dérision des puristes…
C’est donc dans une certaine tension que je vis  la première faena d’Enrique Ponce, puis le début de la seconde , admirant  l’élégance dépouillée et la maîtrise remarquable de ses gestes, et  sa connaissance  de l’animal, d’une évidence telle qu’elle donne l’impression d’être plus intuitive que savante, mais m’ inquiétant en même temps de ne pas retrouver l’émotion profonde et fondamentale…C’est l’averse, , imprévisible ,  violente, serrée, libératrice, qui, augmentant les dangers et la nécessité d’agir dans la vigilance  pour cette situation extrême,  paradoxalement, d’un coup annule les tensions,  donne à l’action d' Enrique Ponce la simplicité lumineuse de l’évidence et de la beauté. Mon voisin dit « relâché » il est relâché!!!
Il est sublime !
ET je (et tous!)  retrouve l’émotion fondamentale où le temps s’abolit, où l’on en pleurerait de bonheur, de cette force à braver, et avec quelle grâce, le danger de la mort imminente et cent fois conjurée.
Et je me dis quelle chance d’être là encore, qu’elle chance qu’il soit encore là encore, investi de ce fabuleux pouvoir, malgré le passage du temps et des blessures de la vie
Et je me dis, de quel poids doit peser sur lui la possession de ce pouvoir, des honneurs qu’on lui fait, et de nos attentes inconditionnelles, le poids du talent...! 

Et je pense à Richard Galliano,
…aux premiers mots  que j’ai eu la chance d’échanger avec lui , il y a quelques années à Saint Martin du Crau :
-Vous êtes d’ici , demande-t-il ?
- Non de Pau…
 -C’est loin,il me semble
 -600km , on vient de loin pour vous écouter !
- Et lui !!! :" j’espère que vous ne serez pas déçus !"

Le solo est certes un exercice  singulier et saisissant …
 Plus qu’un chanteur que l’orchestre ou un instrumentiste accompagne, cet homme seul en scène avec son accordéon embrassé, semble nous inviter à un face à face intime et tendu…
 C’est un concert singulier sans doute pour lui, mais aussi pour nous, écouteurs passionnés qui  concentrons toutes nos attentes sur celui( ou celle) qui va jouer pour nous …
 Et chaque fois à notre impatiente attente,  se mêle comme une implication personnelle, un peu  d’angoisse ou d’anxiété, la peur que ce ne soit pas aussi bien qu’on l’attend, aussi bien que la  dernière fois, aussi bien que notre mémoire en garde le prégnant souvenir…
 Et c’est sans doute aussi un exercice singulier, périlleux et fragile,  pour l’artiste qui porte seul  tout  le poids de ces attentes …
Ainsi d’ailleurs l’avoua avec un peu d’ humour  et beaucoup de simplicité, l’ homme modeste au bel accordéon noir , vêtu de  noir , entré sur une scène noire et sombre …
Il ne l’avoua qu’après trois morceaux très beaux, enchaînés sans un mot …trois morceaux chargés de force magique, trois morceaux que nous aimons, Habanerando, Tango pour Claude, Fou rire…
« -J’étais un peu stressé comme à chaque fois, de ne pas y arriver…mais ça va, je suis en forme, je crois … »
Et en forme, oui, il l’était !
Tout, il y eut tout, tout, tout, dans ce Solo de Richard..
 La virtuosité extrême et son aboutissement suprême, l’évidence de la simplicité…
L’art des contrastes, la puissance et la légèreté, l’émotion et l’allégresse…
Le swing et la mélodie..
Et la créativité inspirée de l’ improvisation sur les thèmes familiers que l’on aime …
Et l’humanité d’un musicien qui avoue son stress à mener à bien mener son Solo...
Tout,  même son accueil simple et chaleureux à notre égard, les « adorateurs fidèles » et obstinés,  à l’issue du concert ! 
…Et pour nous, l’émotion profonde du « encore une fois »

Michel Portal
Parce que notre âge nous sensibilise plus  encore à ce défi émouvant et douloureusement tendu, pour  rester à la hauteur des talents que les hasards de la vie ont pu nous apporter , je pense aussi à l’extraordinaire trio avec lequel Michel Portal  entre ses amis, Bojan z , plus jeune et, Vincent Peirani, bien plus jeune, nous a offert à Marciac il y a quelques jours une magnifique carte blanche…
« Dans la corne d’abondance qui se réactive chaque été pendant trois semaines dans l’enceinte de sa bastide, Marciac sort toujours de son profus chapeau de ces inouïs bonheurs à charmer la nuit gersoise. Même un soir d’orage. Samedi soir, blotti dans le confort de la belle salle contemporaine de l’Astrada, dont l’acoustique fait merveille, on ne se rendit même pas compte de l’averse, pourtant assez copieuse pour disperser avant l’heure les couche-tard »
Ainsi l’écrit Dominique Queillé, envoyée spéciale de  «  Libé » à Marciac…
Je ressens encore la tension de l’ entrée en scène de Michel Portal, à son texte de présentation remarquable de leur trio , et sa perfection préparée,
 "L’idée est de réunir des amis pour partager nos musiques et échanger en toute confiance»,
 Une conception mobiliste où les rôles se complètent, s’inversent, jusqu’à chercher la provocation.  Celle que Michel Portal, Basque anxieux mais ô combien radieux, recherche dans ces  confrontations parfois mordantes mais toujours pacifiques.

 Tension de tout son être, que seules les premières notes de l’interprétation du Choral de Peirani commencent à relâcher, en même temps que s’échangent entre les complices  des regards de plus en plus souriants

 De leur complicité jaillissent des pics de grâce, des flamboyances ou une intensité méditative que  Portal porte à son comble dès l’ouverture sur Choral, aérienne composition de Vincent Peirani,  l’accordéoniste aux pieds nus… 
De ce temps exceptionnel , nous retirons un sentiment de bonheur absolu, qui relève du jeu remarquable de trois musiciens , leur complicité, leur présence, leur communication vraie avec le public, bref de cette alchimie qui produit des concerts inoubliables…
Mais y participe aussi pour moi; comme pour la faena d’Enrique Ponce, et le solo de Richard Galliano à Foix, la tension produite par le sentiment d’une  fragilité extrême, l’ intensité d’émotion du moment privilégié que nous donnent à vivre des talents exceptionnels …
Intensité que renforce, pour moi en tous cas, la conscience  de leur  propre anxiété à ne pas déchoir, que je ressens, et dont je partage avec empathie la tension …

Leur triomphe est pour moi le triomphe du génie sur l’effritement des ans, le refus de l’inéluctable dégradation…C’est aussi une victoire sur le poids du talent qui suscite tant d’attentes et de ferveur et les oblige à toujours réussir à y répondre !
...Et même peut-être,  en ce qui concerne Michel P. , grâce à la force de la génération de ceux qu’il a nourris de son talent et qui aujourd’hui l’accompagnent…


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